mercredi 6 mai 2009

l risque 6 mois à 1 an de prison pour un roman



Depuis que les Turcs tambourinent avec un peu plus d’insistance à la porte de l’Europe, le moindre signe d’une atteinte à la démocratie peut prendre les proportions d’une affaire. Le procès Gürsel ,qui se déroule aujourd’hui, n’en est pas vraiment une. On en parle encore à mots couverts. Mais il en faudrait peu pour que l’affaire Gürsel réveille de vieux démons. D’autant que la récente conférence de Genève dite “Durban II” a évité de peu d’entériner le “délit de blasphème”. Nedim Gürsel est un écrivain turc de 58 ans. Auteur d’une œuvre importante, en tous genres et traduite en toutes langues, il écrit indistinctement en turc ou en français, se partage entre Istanbul, où il est né, et Paris où il enseigne, à Langues O’, quand il ne dirige pas des recherches au CNRS. La littérature comparée est sa spécialité, Etiemble fut son maître. Il se dit athée. Son dernier roman, paru il y a peu en Turquie et annoncé à la rentrée aux éditions du Seuil, s’intitule Allah’in kizlari (Les Filles d’Allah).


C’est son histoire, celle d’un homme dont l’enfance et l’adolescence furent bercées par les récits légendaires que son grand-père, un croyant dont il était très proche, lui faisait du Coran et de la vie de Mahomet, leur héros à tous deux. Parvenu à l’âge adulte, il se retourne sur son passé ; écartelé entre tradition et modernité, il retrace l’épopée de cet aïeul adulé qui fut jeune officier sur le front du Hedjaz lorsque l’empire ottoman était attaqué à Médine par la révolte arabe dirigée par le mythique Lawrence, et porte un regard critique sur ce qui a nourri son imaginaire. Cela n’aurait pas posé de problèmes s’il n’avait fait intervenir « les filles d’Allah » qui donnent son titre au roman, trois déesses de la tribu des Quraysh dont le récit de la Révélation diffère sensiblement, et s’il n’avait fait de Mahomet un personnage de roman. Les islamistes, qui l’ont dénoncé dans leur presse, n’ont pas supporté. Insensibles à la poésie qui s’en dégageait, ils ont donc traîné l’auteur en justice pour « dénigrement des valeurs religieuses d’une partie de la population si cette offense trouble la paix publique ». En vertu de l’article 216 du code pénal turc, cela peut valoir six mois à un an de prison.

L’enquête du procureur de la République avait abouti à un non-lieu. Le tribunal de grande instance a annulé cette décision et renvoyé l’écrivain devant les tribunaux. Ce matin, il se fera représenter à l’audience par son avocate. Il a une bonne excuse : il est pris par un colloque sur “L’Europe XXL” organisé à Lille par Martine Aubry…: « On a tout de même le droit de critiquer la religion dans un Etat laïque ! dit-il. Or il s’agit de toute évidence d’un délit d’opinion. Espérons que le jour où la Turquie sera intégrée à l’Union européenne, un procès tel que le mien sera impossible ». Il est vrai qu’entre temps, ça s’est envenimé ; la Diyanet (Direction des affaires religieuses), institution d’Etat qui n’est évidemment pas fondée à émettre un avis sur un roman, a discrètement rédigé un rapport accusant l’écrivain de blasphème. Le tribunal, qui n’en demandait pas tant, n’en a pas moins joint le rapport au dossier. L’écrivain a eu beau souligner la dimension allégorique de son histoire, il sait qu’il a touché un point sensible : le verset 40 de la sourate Al-Isra :

« Quoi ? Votre Seigneur vous aurait-il octroyé des fils et aurait-Il pris, pour Lui, des filles parmi les anges ? Quel horrible blasphème dites-vous là ! »
Nedim Gürsel en convient : « C’est une blessure : le prophète n’a jamais eu de descendance mâle. Mais ce n’est pas une provocation d’en parler : la Turquie n’est tout de même pas une théocratie ! » Un romancier peut-il appuyer là où ça fait mal sans passer pour blasphémateur ? Un test de plus pour une Turquie sous surveillance. En attendant, une pétition de soutien circule et des collègues universitaires se rangent à ses côtés. De son côté, Nedim Gürsel a adressé une lettre ouverte au Premier ministre turc. Il y reprend ce qu’il expose avec finesse, exigence et de bonheur dans son dernier livre La Turquie. Une idée neuve en Europe (157 pages, 15 euros, Editions empreinte/Temps présent). On y lit la fierté d’être turc, de se revendiquer francophile et de se sentir profondément européen. Les trois, dans cet ordre, dans l’âme.

Ces jours-ci, tandis que se tiendra son procès à Istanbul, Nedim Gürsel participera, au colloque de Lille, à une table ronde sur “Penser en plusieurs peuples ?” ainsi que l’écrivain italien Claudio Magris résume le dilemme d’une Europe où la carte des nations ne coïncide pas avec celle des Etats.
(”Nedim Gürsel” par John Foley/ Opale)

source : http://passouline.blog.lemonde.fr

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