La violence est-elle consubstantielle aux religions monothéistes ? La question est posée par l'égyptologue allemand Jan Assmann (*).
Le Point : Vous avez affirmé dans vos précédents livres que l'intolérance est consubstantielle au monothéisme, qui implique une séparation stricte entre le vrai (le dieu unique) et le faux (les autres dieux). C'est ce que vous appelez la « distinction mosaïque » , concept qui a été très critiqué. Avec « Violence et monothéisme », qu'avez-vous à dire de plus ?
Jan Assmann : Mes livres précédents, et notamment « Moïse, l'Egyptien », ont été ressentis à tort comme une attaque contre le monothéisme et le judaïsme, non pas tant par les juifs, d'ailleurs, que par les chrétiens, et surtout les Allemands, toujours très sensibles au problème de l'antisémitisme. J'ai donc pensé qu'il était important d'approfondir le problème de la violence dans les religions issues du monde biblique. Cette violence, en effet, est spécifique. Alors que la violence rituelle, par exemple, qui s'exprime par le sacrifice, permet à l'homme d'entrer en communication avec les dieux et d'opérer une réconciliation, la violence qui s'exprime dans la Bible, à partir du moment où Moïse a reçu les Tables de la Loi, se fait au nom de Dieu : après l'épisode du Veau d'or, 3 000 Hébreux sont assassinés pour assouvir sa vengeance.
Dans « La violence et le sacré » (1972), livre qui a fait date, l'anthropologue René Girard faisait pourtant de la religion, et notamment du christianisme, le facteur qui permit à l'homme de sortir de la violence primitive...
Sa thèse est confortable, notamment pour les chrétiens, mais elle ne s'applique qu'à de rares cas dans l'espace et dans l'Histoire. On a longtemps considéré effectivement que la religion était le principal point d'appui à partir duquel l'homme pouvait établir une communication avec l'autre. C'est vrai pour les religions de l'Antiquité, qui étaient structurées de manière complètement différente de ce que l'on entend aujourd'hui par religion. Les religions égyptiennes, grecques ou mésopotamiennes reposaient sur une relation entre l'homme et le monde des dieux, qui était le cosmos. L'homme communiquait avec les divinités grâce aux cultes. Peu importait alors de savoir si le voisin adorait Mithra ou Horus : tant qu'autrui croyait à des dieux, on pouvait lui faire confiance. Cette reconnaissance mutuelle des dieux de l'Autre permettait l'établissement de contrats internationaux, qui rendaient possible la communication entre les peuples.
Et le monothéisme a rompu cette communication mutuelle ?
Oui, car avoir un dieu unique, c'est considérer les adeptes d'autres religions comme les ennemis de Dieu. La religion devient alors le plus important générateur d'oppositions, entre juifs et gentils, chrétiens et païens, musulmans et incroyants...
Au XIVe siècle avant Jésus-Christ, déjà, le pharaon égyptien Aménophis IV (Akhenaton) imposait le culte unique du dieu solaire Aton et faisait détruire les statues de toutes les autres divinités. Ce n'est pas le monothéisme biblique qui a inventé la violence..
Ce que l'on a appelé la « révolution amarnienne », du nom d'Amarna, la capitale que ce pharaon avait fait construire en plein désert, fut sans équivoque une révolution monothéiste, tous les dieux furent interdits et leur nom martelé. Mais son importance fut très relative, puisque à la mort d'Akhenaton les Egyptiens retournèrent à leurs dieux ancestraux.
De plus, son dieu n'était ni révélé ni transcendant, et il n'avait pas de pouvoir politique. Seul le pharaon représentait l'Etat. Or, progressivement, la religion des Hébreux va évoluer d'un dieu exclusif, qui refuse les autres dieux qui lui font concurrence, à un dieu unique, qui est le Pouvoir et la Justice. C'est une première dans l'histoire de l'humanité : ce n'est plus le roi « déifié » qui détient le pouvoir, comme en Egypte ou en Mésopotamie, mais une divinité qui énonce la Loi et s'arroge la violence inhérente au pouvoir politique. On lit ainsi dans le Livre de Michée : « Mais que le droit coule comme de l'eau, et la justice, comme un torrent qui ne tarit pas. »
Mais la loi n'est-elle pas un facteur pacifiant ?
Certes, et le droit et la justice vont s'imposer face aux rites sacrificiels. Mais comment peuvent-ils prendre effet ? Grâce à la violence juridique, indéfectiblement liée au concept de loi. Celui qui exerce cette violence au nom de Dieu fait preuve de « zèle », c'est-à-dire qu'il accomplit la loi. On tue au nom de la volonté de Dieu. Les fondamentalistes d'aujourd'hui, qu'ils soient juifs, chrétiens ou musulmans, ne pensent pas autrement.
Vous décrivez pourtant un monde biblique sous influence, celle de la Mésopotamie et de l'Egypte ?
Ce n'est pas par hasard si le Dieu de la Bible conclut avec son peuple une alliance, d'ailleurs exclusive de toute autre association et obligation humaine. De nombreux juifs ont été déportés à Babylone et les rédacteurs de la Bible ont repris un schéma qu'ils connaissaient, celui du roi assyrien faisant alliance avec ses sujets.
La notion d'union entre le pouvoir et le peuple, entre le ciel et la terre, peut aussi trouver ses racines dans le mariage secret que concluait le roi assyrien avec la déesse Ishtar, rituel qui lui permettait d'affirmer son pouvoir. Dans la Bible, Dieu est le Père, mais aussi le roi et l'époux d'Israël, le peuple élu, qui est la blanche mariée. Le christianisme, quant à lui, s'inspirera plutôt de l'Egypte, où Amon, le dieu soleil, tombe amoureux d'une reine qu'il féconde et à qui il donne le nouveau roi. Jésus sera lui aussi fils de Dieu et issu d'une lignée royale, par Joseph, descendant de David.
Mais comment parler de violence consubstantielle au christianisme quand Jésus, fils de Dieu, passe son temps à prêcher l'amour et qu'il est lui-même victime de crucifixion, torture atroce ?
Certes, à l'origine, le discours christique est non violent, et détaché du politique. « Rendez à César ce qui est à César. » Mais dès que le christianisme devient la religion d'Etat de l'Empire romain, la politique et la violence s'emparent de lui. Peut-être parce que, justement, l'intolérance est à la racine du principe du dieu unique et révélé.
Mais n'est-ce pas aller un peu loin en présentant dans votre livre la conversion comme un drame... violent. Pourquoi ?
Seul celui qui aura compris sa vie antérieure comme fausse est susceptible de retournement. La conversion comme le repentir sont des drames qui se jouent sur la scène intérieure. Les religions polythéistes ne connaissaient pas ce sentiment. Le monothéisme introduit une nouvelle subjectivité. Le dieu unique quitte le monde des dieux pour la solitude de la transcendance. En cela, c'est un moment révolutionnaire dans l'histoire de l'homme.
Certains vous ont accusé de critiquer le monothéisme parce que vous étiez fasciné par le paganisme. Ont-ils vraiment tort ?
C'est vrai qu'en tant qu'égyptologue je ressens une empathie pour les religions antiques et leur rapport à la nature, à un moment de l'histoire humaine où la nature justement a besoin d'être protégée. Mais, n'en déplaise aux critiques, je suis agnostique. Ce qui est sûr, c'est que nous avons une vision fausse du polythéisme. Nous pensons souvent que c'est une accumulation de dieux disparates, or c'est faux. Les dieux antiques ne sont souvent que les manifestations d'un seul dieu, en général à l'origine de toute chose. En Egypte, il est en relation avec le monde-et là les versions diffèrent-, soit il crée l'univers ex nihilo, soit il se transforme lui-même pour devenir le monde. C'est la notion d'« émanation », très sophistiquée, qui se retrouvera dans le néoplatonisme qui influencera tant le christianisme plus tard.
Mais que faire, alors, par rapport à la violence ?
Les religions monothéistes doivent se déconnecter du politique. Une religion qui s'empare de la violence reste figée dans le politique et manque à sa fonction dans le monde : libérer les hommes de la toute-puissance du cosmos, de l'Etat, de la société et de tout système à prétention totalitaire
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Il y a 11 ans
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